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L'Amie

Dernière mise à jour : 27 mars 2020


Cette journée n’en finit pas. Pluie battante malgré le printemps déjà fané, fraîcheur automnale en ce début d’été et surtout réunion aussi longue que cet automne sans fin qui semble préempter les autres saisons cette année. Nous y sommes depuis maintenant quatre heures. Mes clients valent à peine mieux que nos adversaires avec lesquels ils tentent officiellement de trouver un accord qui n’aura d’amiable que le nom. Six ans de guérilla juridique, politique, commerciale, six ans de contentieux, de procès, d’arbitrages, de réunions semblables, de millions en frais d’avocats - ce dont évidemment je ne me plains pas - pour aboutir à cette énième réunion de la dernière chance sensée mettre fin à une guerre pour laquelle j’ai oeuvré comme un mercenaire souvent éberlué de la bêtise de ses donneurs d’ordre mais toujours prêt au combat. Je devrais être concentré, excité, tendu. Je ne suis qu’ennuyé, distrait, avouons le un brin amusé par ce ballet inutile dont je connais dores et déjà le final, ayant établi la stratégie qui sciemment conduira à l’échec de cette réunion et in fine à la satisfaction de mes clients.


Comme à l‘école, au collège, au lycée, à l’Université, je me laisse emporter par mes rêves à l’insu des nombreuses personnes m’entourant. Un art développé si jeune qu’il est devenu une seconde nature. Je suis ailleurs tout en étant là, présence rassurante pour ces salariés qui semblent jouer leur vie et non le porte monnaie des actionnaires d’une société qui n’ont que faire d’eux. La table ovale immense qui nous accueille tous, les costumes gris, les rues du 8ème arrondissement de Paris s’offrant à mes yeux ne parviennent plus à mon cerveau désormais entièrement empli des images, parfums, sensations de ces nuits d’été lors desquelles ma déesse m’a offert les plus beaux de ses vices. Alors que les esprits s’échauffent autour de moi sur une obscure interprétation contractuelle, le mien s’enflamme au souvenir du corps parfait de ma douce vibrant sous les assauts de notre proie d’un soir ou encore des caresses mutuelles de deux naïades, un soir de pleine lune, au milieu d’une mer irréelle.


19h, la soirée débute sans que rien n’ait avancé. J’aimerais comprendre ce qui pousse un certain profil de personnes à ressasser sans cesse les mêmes arguments en boucle, comme si la répétition valait conviction. Deux parties sourdes et malheureusement pas muettes tournent en boucle. Je sais d’expérience qu’il me faut les laisser s’épuiser, et dieu sait comme elles peuvent être endurantes, avant d’intervenir pour mettre fin à ce simulacre que mes clients eux-mêmes, pourtant parfaitement informés de la stratégie, semblent avoir oublié tant ils mettent du coeur dans les débats abscons et inutiles qu’ils m’infligent. Mon téléphone vibre. Machinalement, je le saisis et lis le message d’Océane qui s’affiche.


- “Tu rentres tard? J’ai invité Elisa à la maison ce soir elle n’a pas le moral”.


Vague souvenir de cette Elisa que je n’ai rencontrée qu’une fois. Intelligence certaine, charme d’une voix fluette mais posée, blonde, cheveux longs, couleur des yeux inconnue.


- “Aucune idée comme d’habitude. Ne m’attendez pas”.


- “Dommage ;)”


Pourquoi dommage? Après une journée comme celle-là je ne vois pas en quoi je pourrais ni voudrais soulager le moral d’Elisa.


Une heure passe. L’interruption du message d’Océane m’a permis de revenir dans cette réunion et d’y faire quelques interventions pour soulager mes clients ou les remettre sur le chemin que j’ai passé tant d’heures et de jours à leur dessiner. Je prends un certain plaisir à observer mon confrère assis en face de moi, tout autant accablé par la médiocrité des surdiplômés l’entourant que je le suis par mes propres clients sortis des mêmes écoles. Il commence à réaliser que le chemin sur lequel nous nous engageons sera l’impasse qu’il a toujours tentée d’éviter. Grand nom du barreau des affaires, sa frustration doit s’exprimer. Comme la plupart de mes confrères issus de cette génération dorée pour les avocats, l’expression de sa frustration passe par la domination malsaine de sa collaboratrice trentenaire, ayant supporté plusieurs années le joug d’un psychopathe pervers dans le but de toucher le graal d’une association, ce qui bien entendu n’arrivera jamais tant la misogynie de son patron l’aveugle aux qualités bien réelle de celle à qui il doit d’avoir maintenu sa réputation. Car oui, ce soir le seul danger qui menace mon projet c’est elle. J’ai remarqué sa vivacité d’esprit lors de nos premiers rendez-vous et bien que non croyant ai béni les cieux qu’elle soit affublée d’un aussi stupide patron et de clients parfaitement incapables de discerner leur seule voie secours.


A plusieurs reprises, elle a posé une question, formulé une observation, simple, précise. Une vrai sniper mêlée de joueuse d’échecs, ses tirs visant à tuer et non à blesser. Aurait-elle été un homme qu’il m’aurait fallu batailler. Heureusement pour moi, elle est femme. A chaque sueur froide que me causent ses brèves interventions, le machisme incarné par ses clients et son patron s’élève au delà des sommets de la stupidité, ces mêmes sommets qui ont nuit au développement culturel et intellectuel de notre espèce. Au mieux ils l’ignorent, ne rebondissent pas sur une brèche subtilement ouverte. Je n’ai même pas à colmater les fuites. Ils ne cherchent pas à s’engouffrer dans les ouvertures tant ils accordent peu d’importance à l’intelligence brillante qui, sans doute, les dépasse. Au pire ils semblent l’écouter, marquent une pause, l’effort de compréhension de la subtilité étant trop important pour leurs esprits limités par les préjugés et osent, pour mon plus grand soulagement, prononcer cette phrase qui a vu tant de clients perdre de l’argent : “Qu’en pensez-vous Maître?”. Prononçant ces mots fatidiques, ils se tournent vers la figure du patriarcat, imbu de ses prérogatives, dont l’inconscient, quand bien même son intelligence lui aurait permis de déceler la faille ainsi ouverte, ce qui est loin d’être le cas, ne peut décemment admettre l’hypothèse de la finesse pour ne pas dire supériorité intellectuelle de sa subordonnée. C’est alors que systématiquement, il s’emploie laborieusement mais efficacement à ruiner les éclairs de génie de son avenir.


Loin d’être stupide il comprend néanmoins que quelque chose ne fonctionne pas. Sans saisir qu’il est la source de l’échec qui se profile, tant son étroitesse d’esprit le limite, il cherche autour de lui les raisons du fiasco qui s’annonce. Ses clients le paient. S’il veut les conserver il ne peut les blâmer, du moins directement. Bien entendu il les accablera une fois de retour au cabinet pour justifier son échec. C’est là que s’ouvre à lui la solution palliative parfaite, simple, limpide tant elle est évidente. Solution favorite des être faibles. La fautive se trouve à ses côtés. Il l’accable de légères moqueries teintées de sexisme et d’anti-jeunisme. Sa voix de ténor, posée et profonde, recèle une méchanceté inutile et blessante.


Je lis dans les yeux de celui que je répugne à qualifier de confrère le plaisir intense qu’il ressent à l’humiliation publique de cette jeune femme brillante. Il doit sans doute bander à cet instant, exerçant un pouvoir futile sur une proie rendue docile après des années de maltraitance psychologique. La futilité de cette domination m’amuse. Un jour, proche, comme il est d’usage dans notre charmante profession, confrérie, elle le poussera à la sortie. Ce sera pénible, sanglant, violent mais ce n’est qu’alors qu’il réalisera que cette domination à laquelle il a pris tant de plaisir n’est en rien une domination mais seulement une faiblesse. Cette vision pathétique me conforte dans l’idée que seule la domination consensuelle, saine, reposant sur un abandon du libre arbitre éclairé, assumé, volontaire, désiré, permet d’aboutir à la satisfaction d’un réel dominant.


L’intensité d’une domination repose sur la confiance, le partage et le désir. Forcer la porte du libre arbitre c’est contraindre la victime de ce forçage à se protéger au lieu de s’offrir. Une fois le mouvement de défense impulsé, le repli amorcé, l’intensité disparaît pour laisser place à l’illusion. Au contraire, lorsque la porte s’entre-ouvre, elle doit ensuite être légèrement poussée, lentement, avec délicatesse. Certes, résistance il y aura, conduisant le dominant à exercer une pression plus intense mais toujours sans forcer. Si le libre arbitre caché derrière cette porte de l’intimité ne s’est pas recroquevillé, si le message de la douce pression est clair et sans ambiguïté quant à la volonté de pleine et entière possession, alors l’intimité se dérobera pour offrir sans limite un libre arbitre vibrant. C’est là la condition de l’intensité à laquelle mon confrère ne pourra prétendre faute de profondeur ou plus probablement à cause de trop nombreuses surcompensation de complexes et névroses.


Tiens, je ne suis plus amusé, je suis attristé. Il aurait pu faire tant avec cette si charmante jeune femme dont la jupe crayon mettant en valeur un cul merveilleusement bombé autant que de très jolies jambes allongées par ses escarpins italiens. Elle aura sa peau. Je souris. Elle, blanche après l’aveu de faiblesse de son patron dévoilé par l’incorrection manifeste avec laquelle il s’adresse à elle, capte ce sourire. De crainte qu’elle ne me confonde avec mes trop nombreux congénères, se méprenant quant à la source du plaisir qui déclenche ce sourire, je hoche imperceptiblement la tête. Elle se redresse, toujours mal à l’aise mais je lis dans son regard une soudaine compréhension. Dommage pour lui, tant mieux pour elle.


Je ne trouve désormais plus de plaisir à la perspective de m’emparer du libre arbitre d’une femme. Mes années de pratique dans ce domaine m’ont formées à déceler rapidement chez mes interlocuteurs leur potentiel de domination ou de soumission. C’est le seul plaisir que je tire encore de cette compétence acquise dans une vie précédente: lire les gens. Parfois une rencontre suffit à bouleverser des bases qui semblaient établies si profondément en soit qu’elles semblaient être inébranlables. Croiser la route de ma muse a été une révélation, un bouleversement. Pour la première fois je découvrais un être entièrement libre. Quel besoin de prendre possession d’un libre arbitre lorsque l’on tombe éperdument amoureux de la liberté qui irradie d’un être et fait écho à celle que vous pensiez être seul à détenir? Mon plaisir, l’intensité, je les trouve désormais dans le partage de nos libertés et dans leur expression sous toutes ses formes. C’est à cet instant précis que mon téléphone vibre à nouveau. Je constate sur l’écran de mon téléphone que plus de deux heures se sont écoulées depuis le dernier message reçu d’Océane.


Je manque de laisser tomber le téléphone et lutte désespérément pour ne pas laisser mon petit sourire de satisfaction se muer en sourire carnassier. Point de texte, juste une image. Parfois, à la liberté s’ajoute l’espièglerie. Mes trois clients écoutent hargneusement leurs insignifiants égaux enterrer sans le savoir les derniers espoirs de succès de mon presque dominant confrère. Deux paires de lèvres rouges s’embrassant. Rien d’autre sur cette photographie. Je connais trop bien celles au rouge carmin, si bien dessinées par la main invisible d’un artiste de génie ayant pris mille soins pour lancer un message au monde: “source de toute sensualité”. Les autres qui se nourrissent à cette source irrésistible me sont moins familières, plus fines, d’un rouge vermeil appétissant. L’excitation me saisit brutalement. Enfin! Une légère pression sur le thorax, mon sang frappe contre mes tempes, mon sexe se dresse d’un bon. Nouvelle vibration.


- “Nous faisons des tests de rouge à lèvre, lequel préfères tu?"


- “Le carmin bien entendu”


- “Tu ne peux pas savoir tu n’as pas comparé les goûts encore… Ta réunion va durer longtemps? "


- “Bien moins longtemps qu’elle n’aurait dû maintenant…”


Mes efforts pour conserver un sourire neutre ont partiellement échoué. Si mes clients et leurs adversaires ne se sont aperçus de rien tant ils sont absorbés par leur combat ridicule, si mon confrère égotiste ne peut de toute façon déchiffrer les émotions sur les visages qui l’entourent, sa collaboratrice semble m’avoir percé à jour. Alors que je cherche à reprendre pieds dans cette réunion, posant mon regard sur ses participants, mon regard croise le sien et la rougeur soudaine de ses joues et de son cou ne m’échappe pas. A peine nos regards entrent-ils en contact qu’elle détourne les yeux en replongeant dans ces dizaines de pages de notes inutiles qu’elle prend consciencieusement depuis des heures. Loin de me rendre un visage moins prédateur, cet accès de trouble ne fait qu’accentuer ce que je cherche désespérément à cacher. Il n’y a qu’une solution. Profitant d’un rare silence au milieu de la logorrhée verbale qui nous entoure, je prends la parole brièvement, posant quelques simples questions qui pourraient sembler avoir pour but d’aider à la résolution de l’impasse mais qui, en réalité, n’auront pour seul effet que d’accélérer la prise de conscience chez la partie adverse de l’inutilité de ce processus et donc, je l’espère, écouteront d’autant cette pénible torture pour me permettre de procéder à une savante dégustation comparative.


Les mots s’échappent, glissent. Les questions sont formulées. Par compassion pour la jeune femme me faisant face, je ne peux m’empêcher de glisser discrètement un ou deux sous-entendus mettant en exergue les carences de mon confrère qui, plus les minutes passent, et plus ses brimades sur sa collaboratrice se font manifestes, est parvenu à me donner l’envie froide de l’humilier à mon tour. Elle ne peut s’empêcher de laisser échapper un infime sourire lorsque ces sous-entendus font mouche, enfin sur l’audience minorée de mon confrère tant imbu de lui-même qu’il est dans l’incapacité naturelle de comprendre que son talent est remis en cause si cela ne lui est pas explicitement exprimé. Loin de tirer la moindre satisfaction de cette lente mise à mort, je suis perdu dans le désir intense de mêler mes lèvres à celles de la photographie. Je ressens leur douceur affleurer les miennes alors même que je m’exprime tâchant un tant soit peu de justifier mes honoraires. Je termine mon intervention et comme à mon habitude pose mon regard sur mes interlocuteurs les uns après les autres. C’est lorsque je m’arrête sur ma confrère que je ressens le besoin de laisser s’échapper un peu de la pression induite par les images sensuelles qui accaparent de plus en plus mon esprit. Son regard, toujours intrigué du sourire que son instinct a correctement interprété, reçoit soudain l’expression du désir jaillissant du mien. Aucune volonté de séduction de ma part, juste le besoin urgent de me soulager d’un désir qui m’assaille. Mon regard prédateur m’échappe alors quelques secondes, saisissant celui de cette femme qui, dans une autre vie, aurait pu être une proie mais qui, ce soir, n’est que le réceptacle de l’expression d’une envie qui s'épanouira sans elle, avec celle qui en est la source.


C’est à ce moment exactement que mon téléphone vibre à nouveau.


Encore une photo. Une bouche parfaitement dessinée. Un rouge que je dirai carmin. Mais point de lèvres. plutôt la blancheur laiteuse de la peau d’un sein, un téton dur, tendu, pointu reposant à un centimètre à peine de cette marque obsédante. la marque a été déposée avec douceur et fermeté pour assurer une parfaite visibilité à son destinataire, moi. Le sein m’est inconnu. Il paraît lourd et ferme. Encore ce petit sourire qui s’affiche subrepticement sur mon visage. Je sais qu’elle aime ces poitrines opulentes qu’elle peut abondamment déguster. A peine ai-je le temps de laisser agir mon imagination pour tenter d’élargir le cadre de cette photos qu’une seconde apparaît. Rouge vermeil. Une marque un rien plus large mais des lèvres à peine plus fines entourent un téton que ma langue et mes propres lèvres ont parcouru, léché, sucé, mordillé plus souvent que le soleil ne s’est couché depuis que nous nous sommes rencontrés. Je suis absorbé par cette image.


Je quitte une fois encore cette interminable réunion pour m’envoler vers un paysage fantasmagorique fait d’une île volcanique d’un rose foncé émergeant au milieu d’une mère laiteuse. Surplombée par un volcan arrondi elle est entourée par une barrière de corail déposée là par les lèvres gourmandes d’une déesse s’étant repue des délices offerts par cette île mystérieuse. Les quelques petits grains de beautés parsemant l'océan d’un calme olympien me semblent être autant d’embarcations cherchant inlassablement à accoster les terres convoitées que ma bouche dévore à l’envie.


Mon poul s’accélère. Mon érection est dissimulée par la table de réunion qui, heureusement, n’est pas en verre. L’intensité de mon trouble est invisible à tous les mâles qui m’entourent. Seule la jeune femme qui bientôt renversera Néron, me fixe. Les femmes ont cette capacité innée, que je partage fièrement, de ressentir l’excitation chez un homme. Capacité développée depuis la nuit des temps sans doute autant pour des besoins de reproduction que de protection. Les yeux posés sur moi ne laissent entrevoir aucune crainte, bien au contraire. L’ennui dans lequel nous nous trouvons mutuellement, nous a peut-être accordés. Je la vois autant que je la sens bouillir de l’intérieur. Si je devais parier je dirais que ses cuisses sont gainées de bas et non de collants mais suis-je objectif ou bien seulement porté par mes fantasmes éveillés par le jeu espiègle auquel se livre ma muse? Oui, je l’avoue, l’image furtive de cette femme m’offrant son cul, sa jupe crayon relevée sur les hanches, sa poitrine exposée pressée contre la table, m’effleure.


Toujours aussi insupportable c’est le moment exact que choisi Néron pour faire ce que j’attendais de lui, ce qu’il a su parfaitement faire depuis le début du dossier, brûler sa ville, me ramenant brutalement dans une salle pleine d’hommes imbus de leurs privilèges de mâles blancs de plus de cinquante ans, aveugles à l’intelligence brimée et pourtant éclatante de la seule qui aurait pu éviter le naufrage que j’avais si soigneusement planifié et exposé à mes clients - qui semblaient l’avoir totalement oubliée tant ils avaient mis d’énergie à la saborder ce soir-. Si la victoire n’avait pas été à la clé, j’aurais été attristé par la démonstration, une fois encore flagrante, de la médiocrité de mâles, mes congénères, enfermés dans leurs certitudes inconscientes de supériorité préhistorique, et conduits par leur aveuglement coupable à leur perte -du moins à la perte d’une somme déraisonnablement élevée et, pour certains, à la perte consécutive de leur emploi, source de fierté sociale- et ce alors que leur seul atout, leur seule solution, s’acharne à tenter de les sauver tout en étant idiotement ignorée. Ce soir la victoire du machisme m’est utile. Parfois les victoires reposent sur un socle putréfié.


L’intervention de Néron porte ses fruits. Le blocage est désormais flagrant. La soirée est avancée. Des images de bouches féminines s’embrassant, embrasant respectivement les corps qui les recueillent se caressent dans ma tête alors que les calepins et ordinateurs se ferment dans un silence qui se veut oppressant mais que je savoure avec plaisir. Digne de lui même Néron se lève, salue à peine mes clients, m’oublie, et sort théâtralement de la pièce, laissant sa collaboratrice seule avec les piles de documents à porter, son agenda et tout le reste. Elle sourit pourtant. Plus un sourire d’excitation, mi coquin mi gêné mais un sourire victorieux. Je croise une dernière fois son regard pour la saluer, lui serre la main et comprends instinctivement qu’elle a compris qu’elle le surpassait. Cela la rend bien plus sexy tout d’un coup que ses talons hauts, ses fesses délicieusement moulées dans sa jupe ou la perspective de bas dont je crois discerner la marque sous le tissu tendu. Cette confiance la rend sensuelle. Je me surprend à fixer la couleur de son rouge à lèvre et à l’imaginer se mêler, se mélanger avec le vermeil et le carmin qui m’obsèdent et que j’ai hâte de comparer. Je me détourne sur cette pensée, salue à mon tour mes clients prétextant un dîner bien peu crédible compte tenu de l’heure avancée et me jette dans le Uber qui m’attend.


Enfin seul, assis dans le Uber à qui j’ai demandé de passer radio nova, je me laisse enfin la liberté de me projeter dans la dégustation promise. Je saisis mon téléphone quelque peu déçu de ne pas avoir de notification.


- “Je suis en route Ici dans 20 minutes. reste-t-il de quoi déguster?”


Les chansons s’enchaînent, Paris défile. La grande dame de fer s’illumine. Je la contemple non pas en touriste, ni en parisien blasé. Elle n’a évidemment pas bougé d’un centimètre, toujours fidèle à elle-même. Un souvenir m’assaille, celui de l’une de nos premières soirée avec ma douce, une première rencontre avec un couple libertin bien plus expérimenté. Sa main serrant très fort la mienne alors que la rue de Rivoli approchait. Le passage sur les quais rive droite. Son émerveillement habituel et si charmant devant la tour Eiffel scintillante. L’excitation et la peur s’affrontant en elle, la première venant toujours à bout de la seconde dans ces moments qu’elle découvrait. De la soirée, quelques souvenirs de rires, de danses, de boîtes de nuits puis des Chandelles. J’aime Paris.


Une notification apparaît enfin, Waze annonce une arrivée dans 5 minutes. deux corps nus enchevêtrés l’un dans l’autre sans qu’on puisse les différencier si ce n’est par une légère différence de teinte de peau s’affichent. Les courbes enivrantes me donnent le tourni. Je ne saurai par où débuter mes caresses. Regardant de plus près je distingue sur les corps d’infimes nuances de couleur virant vers le rouge. la luminosité n’est pas bonne, la photo ayant été prise dans une ambiance tamisée. Je jurerais que les bouches se sont promenées là où mes sens me crient de plonger. Peut-être suis je une fois encore ce soir en pleine projection de fantasmes. Sans doute pas. Le cadre est très serré ne laissant apparaître que le buste, le début des fessiers, des seins aplatis s’embrassant, une cuisse posée sur une hanche, une main parfaitement manucurée de rouge saisissant une fesse sur laquelle apparaît également la trace d’un rouge à lèvre carmin.


Impossible de dire comment je suis sorti du Uber, si j’ai eu la correction de le saluer ou si, tel Odile, j’ai sauté d’un coup en dehors de cette prison roulante pour me jeter vers la porte d’entrée. Aucun souvenir d’avoir composé un quelconque code ni même d’avoir ouverte une quelconque porte. Je suis debout dans le salon. Drake emplit puissamment de sa voix une pièce vide. Je tourne la tête sur ma droite, en direction de la chambre à coucher. Un effort de concentration me permet de d’entendre de légers soupirs, puis un rire, puis un cri. Le tout en quelques secondes. Je me demande encore aujourd’hui pourquoi et comment je suis resté debout dans le salon à écouter au lieu de me ruer directement dans cette chambre. Quelques secondes, guère plus. Voyeur auditif cherchant à comprendre l’évidence, je me dirige lentement dans le couloir qui semble sans fin pour m’approcher de la chambre dont la porte est ouverte. La musique semble m’accompagner, aussi curieuse que je le suis de découvrir la source des sons qui la concurrence. En réalité la concurrence n’existe pas. La musique n’est plus qu’un fond sonore, les gémissements, soupirs, rires excités dominent sans pitié un Drake défait qui pourtant envoûte toujours l’ambiance devenue érotique de la soirée.


La lumière est très faible, chaleureuse, englobante. J’ai l’impression d’être ailleurs, loin de chez moi, dans un appartement inconnu, un club libertin ou que sais-je encore, en tous cas un lieu de plaisir, de débauche, de sensualité. Si, je suis bien chez moi… De ma position dans le couloir je ne vois pas la chambre, l’angle est trop fermé. Je distingue simplement le début de la photographie trônant au dessus de notre lit. A cet instant la sensualité de cette photographie d’art que je ne peux voir entièrement mais dont je connais chaque détail me frappe. Le corps de la danseuse plongeant avec grâce et volupté au centre d’un tourbillon de béton comme au milieu de l’oeil d’un cyclone me ramène aux images de ces corps entrelacés qu’il me faut maintenant, à mon tour, déguster.


Un pas en avant encore, l’angle s’ouvre, la chambre s’offre à mon regard qui peut désormais embrasser l’entièreté d’une scène que je ne pouvait que fantasmer. Le tourbillon de béton de la photographie semble s’en détacher pour m’emporter avec elle dans une tornade de sensations. Chaque élément de la scène ne fait plus qu’un, un tout s’offre à moi.


Musique, lumière, soupirs, beautés, sensualité, féminité, plaisir, désir me happent et ce soir vont m’emporter.


Fin

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